Le Jardin - podcast littéraire

Diaspora chinoise, créolité et réalisme magique : une rencontre avec Pierre-Mong LIM, traducteur de trois romans venus du monde sinophone, “Pékin 2050”, “Pluie” et “La Traversée des sangliers” aux Éditions Picquier

François-Xavier ROBERT Season 2 Episode 26

Dans cet épisode, je donne la parole à un traducteur, et pas à un auteur. Mais, finalement, est-ce si différent ?
Voici des éléments de réponse avec Pierre-Mong LIM, traducteur littéraire du chinois (mandarin) vers le français. Il est également docteur en études chinoises transculturelles et chercheur indépendant, et travaille sur les problématiques liées aux expressions culturelles du monde sinophone. Et oui, il y a une sinophonie comme il y a une francophonie : des auteurs de langue chinoise avec des nuances, des variations, des inventions propres à une communauté, à un territoire, à une vie singulière loin du "centre", de la métropole, de la langue "officielle".
Grâce à Pierre-Mong LIM, nous pouvons découvrir des auteurs issus de la communauté chinoise de Malaisie qui vivent aujourd’hui à Taïwan. Écoutons-le pour comprendre cette aventure passionnante à la croisée de l’histoire, de la géopolitique et de la littérature.

LIVRES TRADUITS AUX ÉDITIONS PICQUIER

Pékin 2050, LI Hongwei, avril 2021
Pluie, NG Kim Chew, octobre 2021, lauréat du Prix Émile Guimet de littérature asiatique 2021
La Traversée des sangliers, ZHANG Guixing, janvier 2022

EXTRAITS

“La traduction, c'est d'abord la lecture la plus rigoureuse de chaque mot, chaque phrase, et puis après c'est faire sens de chaque mot, chaque phrase dans la totalité.”

“En lisant NG Kim Chew et ZHANG Guixing, ou d'autres auteurs, je me suis demandé : comment je vais traduire ça, pas seulement la langue, mais aussi toute cette nouveauté, cette inventivité, cette fraîcheur de langage ? Qu'est-ce qu'il y a comme équivalent français ? Je l'ai dit ailleurs, mais je me suis intéressé alors à la littérature qu'on appelle la "créolité" en français, à des auteurs comme Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, etc. Chez ces auteurs-là de la créolité, il y a un renouvellement du français, une vie de la langue qui me parle ; mais aussi historiquement, il y a une espèce d'appartenance à un même moment de l'histoire.”

“C'était juste une intuition de ma part, mais je sentais qu'il y avait une espèce de proximité avec cette littérature de la créolité, et l'idée de métissage, de brassage des langues et des gens. Dans la traduction, il fallait pouvoir retrouver ce brassage-là, le faire apparaître.”

“Si pendant trois ou quatre jours on ne traduit pas, il manque quelque chose quand même. On se sent un peu mal. C'est quasiment une habitude de vie.”

“Il me semble que leur réalisme magique, c'est la réinvention de cette terre, de cette terre natale, mais qui est complètement fictive, littéraire : en même temps, de pouvoir parler de la plantation d'hévéas, donc quelque chose de très réaliste, puis d'intégrer les croyances dans le génie du sol, dans les êtres fantastiques... Ce sentiment de terre réelle où ils ont vécu et où le réalisme leur permet de créer une fiction. On ne peut pas parler d'utopie, mais d'un "autre lieu".”

CITATIONS

Case à Chine de Raphaël Confiant
La Pérégrination vers l'Ouest (autres titres connus :  Le Voyage en Occident ; Le Singe pèlerinLe Roi-Singe) de Wu Cheng'en
Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez

C'est le vingt-sixième épisode du podcast littéraire LE JARDIN.
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Rendez-vous pour le prochain épisode !

À LA TECHNIQUE

Conception et interview : François-Xavier ROBERT
Musique d’intro : "Mélodie hongroise" de Franz SCHUB

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[00:00:01.320] - François-Xavier ROBERT

Bonjour, je suis ravi de vous recevoir aujourd'hui dans le podcast littéraire "Le Jardin". Pierre Mong Lim, vous êtes docteur en études chinoises transculturelles de l'Université de Lyon, vous êtes chercheur indépendant et vous êtes traducteur littéraire. Alors c'est traducteur littéraire, bien sûr, qui va nous concerner un peu plus aujourd'hui que vos autres domaines, mais quand même vos recherches sont intéressantes. Vous travaillez sur les problématiques liées aux expressions culturelles du monde sinophone, donc chinois. On peut parler de "sinophonie" comme il y a une "francophonie". J'ai trouvé un autre mot, c'est la "sinopolyphonie". Et j'ai pensé à vous parce que c'est joli : la "sinopolyphonie", ça voudrait dire qu'il y a plusieurs expressions de langue chinoise, de mandarin. Expliquez-nous ça svp.

[00:00:46.290] - Pierre Mong LIM

C'est vraiment très très vaste. En fait, l'Empire Qing (aussi retranscrit Ch'ing, Ching, ou Tsing, 1644-1912) jusqu'à la moitié du XIXᵉ siècle, fonctionnait comme un espace politique et culturel fermé. C'est-à-dire qu'on ne reconnaissait pas des communautés d'outremer chinoise par exemple. Ça n'existait pas conceptuellement, c'était "impossible". Avec tous les évènements nouveaux dans l'ordre géopolitique mondiale : l'ouverture des ports, les guerres de l'opium, etc. l'Empire de Chine, à la fin, est obligé d'opérer une sorte de transformation en réponse à ces changements géopolitiques mondiaux. Donc ouverture de consulats, ouverture des ports et reconnaissance progressive de ceux qui n'étaient pas en fait des Chinois à la base, qui étaient des sujets de l'Empire, qui sont partis. Reconnaissance progressive donc des migrations de masse en Asie du Sud-Est, dans les Caraïbes, en Amérique...sur une période de 70 ans.

[00:01:38.130] - Pierre Mong LIM

L'invention du bateau à vapeur par exemple, permet le déplacement de quantité de personnes et donc vraiment des possibilités de constituer une petite communauté dans les pays hôtes qui sont souvent en fait des pays sous domination coloniale ou administration coloniale.

 

[00:01:51.500] - Pierre Mong LIM

Il y a ces aspects, disons géopolitique, historique, technique, technologique et simultanément l'empire Qing se transforme en une sorte d'État-Nation moderne, qui est la Chine avec cette idée qu'il y a en gros : un territoire, un peuple, une langue. Cette idée-là qui va se mettre en place notamment, donc une langue nationale, une langue vernaculaire, une langue choisie parmi plusieurs langues vernaculaires. Ce n'était pas forcément le mandarin qui était le "choix naturel" entre guillemets, pour plein de gens du Sud par exemple. Ça c'est intéressant pour le futur. En Malaisie par exemple, il y a beaucoup de gens qui étaient des locuteurs d'une langue chinoise du Sud, qui étaient contre l'adoption du mandarin parce que ça ne correspondait pas à ce qu'ils parlaient eux. Donc, c'est dans ce processus-là, la constitution d'une langue nationale vernaculaire et donc d'une littérature qui serait censée être l'écriture de cette langue. La question de la sinophonie, c'est tout ce rapport entre les marges qui ont migré et le centre de l'État-Nation chinois qui construit cette langue. Et comment les marges se comportent par rapport à ce mouvement ?

[00:02:56.430] - Pierre Mong LIM
Dans le cadre de ces expressions culturelles sinophones, je me suis intéressé surtout à ce qu'on appelait la Malaya à l'époque, qui n'était pas encore la Malaisie, mais qui était constituée des territoires sous contrôle britannique. C'est là où il y avait d'un point de vue démographique, le plus grand nombre de personnes d'origine chinoise. C'est là où s'est créé finalement un début d'expression sinophone, au sens où il y a un parallélisme des mouvements. Le 4 mai 1919 par exemple, qui se produit à Pékin, constitue une sorte de révolution littéraire pour écrire dans une langue vernaculaire des romans qui décrivent la vie de tous les jours. En fait, on retrouve ce mouvement quasiment trois à quatre mois plus tard à Singapour, grâce aux journaux, à cette circulation des idées. C'est encore restreint, mais disons que les lettrés dans la communauté chinoise expatriée à Singapour s'emparent de ce mouvement et commencent eux-mêmes à écrire cette sorte de littérature moderne. On pourrait dire qu'à Singapour tout ce mouvement-là prend forme.

 [00:03:47.820] - Pierre Mong LIM
C'est ce que j'ai essayé de résumer dans la préface à la traduction de "La Traversée des sangliers". Il y a ce mouvement d'autonomisation, de prise d'indépendance des marges par rapport au centre. C'est ce qui va créer de l'expression culturelle et littéraire sinophone, cette évolution de cette littérature qui est écrite dans la langue nationale mais dont, petit à petit, le destin s'écarte de la communauté centrale.

[00:04:12.270] - François-Xavier ROBERT
Vous venez de citer "La Traversée des sangliers". Je ne l'ai pas précisé au départ, mais on se rencontre parce qu'effectivement vous avez traduit deux romans. Ils viennent de Malaisie, c'est ça ? Donc deux romans de ces Chinois de Malaisie, l'un qui s'appelle "La Traversée des sangliers", et l'autre qui s'appelle "Pluie". Mais avant de parler des romans, j'avais une question toute bête c'est quoi pour vous le métier de traducteur ? Comment vous définiriez ça ? C'est un métier ?

[00:04:35.370] - Pierre Mong LIM
C'est un métier à plein temps. C'est très personnel comme expérience, mais en fait, pour moi, la langue, l'intérêt pour la traduction vient en partie d'une sorte de frustration liée à mon activité universitaire. C'est à dire qu'à un moment, vous savez, quand on fait une thèse en accumulant une telle somme de références, on est obligé de lire, mais quasiment de façon productiviste. Donc je me suis aperçu que je ne lisais plus de façon précise. En fait, c'était vraiment une accumulation de lectures et la traduction, ça m'a permis d'avoir une lecture plus rapprochée. C'était une question de rigueur. En fait, c'est la lecture la plus rigoureuse. La traduction, c'est d'abord la lecture la plus rigoureuse de chaque mot, chaque phrase, et puis après c'est faire sens de chaque mot, chaque phrase dans la totalité. C'est un exercice de lecture avant tout, c'est vraiment le premier mouvement. La traduction, c'est de revenir à la lecture, la lecture la plus rigoureuse possible pour moi.

[00:05:29.600] - François-Xavier ROBERT
Je suis content que vous me disiez ça parce que les auteurs que j'interroge me disent toujours qu'avant d'être des auteurs, ils et elles sont des lecteurs ! Donc c'est pareil : un traducteur, c'est d'abord un lecteur, un lecteur attentif et rigoureux.

[00:05:41.720] - Pierre Mong LIM
Oui, c'est cela. Il y avait d'autres motivations pour la traduction, notamment dans ce mot dont vous avez parlé : la littérature sinophone de Malaisie. Un intérêt pour ces auteurs qui sont partis vivre à Taïwan, et dont l'œuvre n'était pas du tout traduite pour le lectorat francophone. Ce sont des littératures qui étaient inconnues. Donc ça m'intéressait d'avoir cette activité qui permette finalement de donner une visibilité à ces auteurs.

[00:06:00.870] - François-Xavier ROBERT
Oui, c'est passionnant. Moi, j'ai appris plein de choses. Effectivement, j'ignorais totalement cette histoire, ces histoires, dont nous allons bientôt parler. C'est un effet teasing, oui, comme on dit en mauvais français, on va en parler bientôt...


[00:06:13.310] - François-Xavier ROBERT
En italien, il y a cette expression : "Traduttore, traditore" (en français : « Traducteur, traître », ou « Traduire, c'est trahir »). Est-ce que la traduction est possible ou impossible ? Et notamment, je pensais à vous parce que ce n'est pas facile quand même de traduire du mandarin au français !


[00:06:27.770] - Pierre Mong LIM
Et surtout, un mandarin comme celui de "La Traversée des sangliers" ou de "Pluie", un mandarin écrit par des auteurs qui essaient eux-mêmes de renouveler la langue. C'est un véritable défi et ça peut faire écho à ce dont on parlait avec cette question de la sinophonie. En lisant donc NG Kim Chew et Zhang Guixing, ou d'autres auteurs, et en me demandant comment je vais traduire ça, pas seulement la langue, mais aussi toute cette nouveauté, cette inventivité, cette fraîcheur de langage. Qu'est-ce qu'il y a comme équivalent français ? Je l'ai dit ailleurs, mais je me suis intéressé aussi à la littérature qu'on appelle la "créolité" en français, des auteurs comme Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, etc. Chez ces auteurs-là de la créolité, il y a un renouvellement du français, une vie de la langue qui me parle ; mais aussi historiquement, il y a une espèce d'appartenance à un même moment de l'histoire. Quand on parle des migrations de masse, de l'empire Qing, de la Chine, mais aussi de l'Inde qui partent des côtes en bateau pour arriver dans ces sociétés coloniales, c'est parce que, à partir du milieu du XIXᵉ siècle, ça commence avec l'abolition de l'esclavage. Et comme ces sociétés esclavagistes manquent subitement de main d'œuvre, et c'est notamment vrai pour les Caraïbes, ils importent cette main d'œuvre dans leurs sociétés, depuis l'Inde et la Chine. Et ce mouvement de création des communautés chinoises d'outre-mer coïncide avec un moment de l'histoire mondiale qu'on a appelé les sociétés plurielles, ces sociétés qui sont fondées sur une économie de plantation, de services, etc. Ce mouvement va apporter d'autres populations. Il va y avoir un brassage des langues, des cultures, des histoires. Ce qui va donner lieu à ce brassage unique, ce que raconte par exemple Raphaël Confiant dans "Case à Chine" : un mélange incroyable des gens. Même si NG Kim Chew et Zhang Guixing ne racontent pas exactement cette histoire des origines, ils sont tout de même les produits de cette histoire-là. C'était juste une intuition de ma part, mais je sentais qu'il y avait une espèce de proximité avec cette littérature de la créolité, et l'idée de métissage, de brassage des langues et des gens. Dans la traduction, il fallait pouvoir retrouver ce brassage-là, le faire apparaître.

[00:08:27.650] - François-Xavier ROBERT
Dans le métier de traducteur, est-ce qu'il y a des outils ? Le mot outil est un peu étrange, mais qu'est-ce qui vous est utile dans cette tâche, dans cette activité au quotidien ?

[00:08:38.990] - Pierre Mong LIM
Des dictionnaires, on est d'accord ! Il y a quand même des différences d'expressions, de langue. Il existe un dictionnaire taïwanais qui a été fait par le ministère de la Culture et de l'Éducation taïwanaise, en ligne, mais qui est très, très bien. Il offre une base de données du mandarin bien entendu, mais aussi en taiyu, et dans d'autres langues locales du sud. Donc pour des auteurs qui utilisent quand même beaucoup aussi le dialecte, c'est très utile, c'est très concret, c'est très pratique. Et puis il y a les autres livres qu'on lit : pendant que je traduisais, j'ai beaucoup lu. Raphaël Confiant, Aimé Césaire...cela devient quasiment des outils de traduction, en tout cas des matériaux d'inspiration. Ce n'est pas marginal. J'ai trouvé des expressions par exemple chez Chamoiseau ou Frankétienne.

[00:09:34.580] - François-Xavier ROBERT
C'est intéressant parce que j'ai deux typologies d'auteurs : ceux qui me disent que quand ils écrivent, ils ne veulent absolument pas lire d'autres auteurs de peur d'être un peu comme contaminés ; et d'autres qui disent avoir besoin de lire parce que justement ça peut parfois les nourrir, les relancer ou simplement leur faire penser à autre chose. Cette question spécifique est finalement de retrouver une langue adaptée aux gens que vous traduisez. C'est intéressant.

[00:10:13.640] - Pierre Mong LIM
Il y a vraiment eu deux temps : je parle surtout de "La Traversée des sangliers", parce que ça m'a tellement occupé pendant longtemps. Il y a eu tout ce début où je me suis demandé quelle langue pourrait être la plus adaptée. Donc il y a ce temps de recherche, avec cette histoire de construire un cadre, de pouvoir faire des parallèles. Le temps où je me suis beaucoup nourri des auteurs de la créolité. Et puis, plutôt vers la fin, de tout laisser, de ne plus rien lire. D'avoir été nourri comme ça par ces littératures, et d'être au final seul quand même avec le texte. Et puis de ne pas faire non plus une espèce de pastiche quoi ! Il y a donc ce temps de se nourrir, puis de digérer, puis voilà, d'être seul avec le texte original.

[00:10:53.420] - François-Xavier ROBERT
Alors justement, est-ce que vous avez une routine de traduction ? Est-ce que c'est avec des heures fixes ? Est-ce que c'est tous les jours ?

[00:11:00.560] - Pierre Mong LIM
C'est tous les jours, au moins tous les matins. Et puis tous les jours, ce n’est pas aussi absolu que ça quand il y a des impératifs. Mais c'est vrai, on en discutait une fois avec un autre traducteur du chinois, Yann Varc’h Thorel, un traducteur plutôt de poésie : et on se disait que, si pendant trois ou quatre jours on ne traduit pas, il manque quelque chose quand même. On se sent un peu mal. C'est quasiment une habitude de vie. Après ça dépend des moments, des moments où l'on se trouve dans la traduction : quand on est vraiment plongé dans le texte, cela va peut-être être toute la journée ; ou, au contraire, si on veut laisser reposer et faire un peu moins pour voir, pour se régénérer. Ça paraît un peu mécanique de dire cela, mais pour respecter les délais de rendu, il faut se dire "bon, je traduis trois pages, quatre pages ou dix pages par jour", et il faut s'y tenir parce que sinon de se dire j'en fais une aujourd'hui et j'en ferais 25 demain, en général, ça ne marche pas, s'il faut faire des additions, des soustractions, des divisions !

[00:12:01.930] - François-Xavier ROBERT
Et si vous avez une problématique ou que vous butez sur quelque chose, vous pouvez faire appel à un collègue ou faire appel à l'auteur d'origine s'il est encore vivant. Est-ce que ça vous est arrivé ?

[00:12:17.990] - Pierre Mong LIM
Oui, tout le temps, tout le temps. Il y a deux choses en fait : c'est le moment où il y a un problème de compréhension. Simplement, ça m'arrive plein de fois où je ne comprends pas la phrase, ou je ne comprends pas ce mot...Et donc oui, fort heureusement, on a des collègues qui eux sont sinophiles. C'est leur langue maternelle donc ils comprennent plus facilement.

[00:12:39.050] - François-Xavier ROBERT
Ah oui c'est vrai, on croise parfois comme ça dans les dans les traductions des "couples", un francophone et un anglophone, sinophone...

[ 00:12:59.840] - Pierre Mong LIM
Donc il y a ces questions de compréhension et aussi des questions de contexte culturel. On ne voit pas forcément de quoi il retourne. C'est plus problématique parce que cela fait référence à un contexte culturel qui peut parfois nous être étranger même si nous parlons le chinois comme notre langue maternelle. C'est tellement particulier qu'on est un peu bloqué. Cela revient quasiment à la tradition technique dans certains cas. Dans "Pluie", l'auteur décrit un lieu qui n'est pas exactement une véranda, mais c'est ce qui est autour de la maison, c'est un élément particulier aux maisons de Malaisie. Cela se situe vraiment dans le contexte effectivement. Donc même si vous demandez à un sinophone de Pékin ou de Shanghai, il ne saura pas. Donc là, bon, il y a plein d'outils : Internet, c'est magnifique. Et les bouquins...ça se résout par une sorte de recherche universitaire. Et la troisième solution, c'est effectivement de contacter l'auteur. Et je l'ai fait beaucoup pour le Zhang Guixing. L'auteur a été d'une aide fantastique parce que c'était quelqu'un de très disponible. J'ai rarement été coincé en fait. 

[00:14:26.660] - François-Xavier ROBERT

Je vous propose de rentrer dans le vif du sujet, enfin plutôt dans les traductions dont on a commencé à parler. Je précise que les 3 livres ont paru aux éditions Picquier. Pour les auditeurs qui ne les connaissent pas, les éditions Picquier sont spécialisées en littératures asiatiques. Le premier livre, traduit par vous et paru en 2021, s'appelle "Pékin 2050" de LI Hongwei. Il s'agit d'un roman d'anticipation, qui résonne beaucoup avec ce que l'on peut percevoir parfois de la Chine d'aujourd'hui, sa digitalisation et la manière dont la reconnaissance faciale est utilisée...tout ce dont on nous parle aux informations. Donc c'est une sorte de dystopie, façon "Big Brother", à la manière d'Orwell.

[00:15:21.630] - Pierre Mong LIM

Je crois que 2050, c'était la date que donnait Orwell justement, où la novlangue serait parfaite. Le titre en chinois n'était pas celui-ci, on l'a changé. Le titre en chinois était beaucoup plus proche de l'intrigue : c'était quelque chose avec l'Empereur, la poésie lyrique et l'empereur, quelque chose comme ça. Parce qu'il est question de poésie lyrique dans ce roman. Mais on a trouvé que "Pékin 2050", c'était quand même bien mieux comme titre. Ça claque, c'est parlant. Ce premier livre, c'est une commande. En fait, c'est le premier livre que m'a proposé Philippe Picquier, alors que ce n'est pas du tout mon univers, la science-fiction, le roman d'anticipation, c'est pas du tout quelque chose avec lequel je suis familier, même pour des lectures en français. Donc c'était un peu un défi.

[00:16:07.720] - Pierre Mong LIM

C'est un très bon exercice de traduction de sortir de sa zone de confort. Et effectivement, ça résonnait tellement avec les échos qu'on a de la Chine populaire actuellement. C'est une dystopie mais, en même temps, la fin n'est pas si claire que ça. Pour moi, il y a une espèce d'adhésion quand même. Il n'y a pas de remise en cause fondamentale de cet ordre qui serait régi par un empereur, dans une communauté digitale avec un contrôle total sur les gens à partir d'une seule personne. Et finalement ce n'est pas une remise en cause fondamentale du fait qu'une personne ne peut pas diriger tout le monde. On ne sait pas ce qu'en pense l'auteur. 

[00:16:54.450] - François-Xavier ROBERT
Ce serait une tactique de l'auteur pour ne pas froisser la censure, pour ne pas émettre de critique trop directe du régime ?

[00:17:03.990] - Pierre Mong LIM
On ne sait pas dans quelle mesure c'est une espèce d'esquive, ou, si le récit prend simplement cette direction-là...

[00:17:09.810] - François-Xavier ROBERT
Vous me dites que c'est une commande de l'éditeur, donc qui vous a demandé si vous vouliez bien traduire ce premier livre. Ce qui signifie que pour les deux autres, “Pluie” de NG Kim Chew et “La Traversée des sangliers” de Zhang Guixing, c'est vous qui les avez proposés ? C'est vrai que ces deux-là ont le point commun de se situer en Malaisie, le point commun d'être sur une période où on voit arriver les Japonais, donc la seconde guerre mondiale, puis aussi la révolution en Malaisie, la guerre d'indépendance. Donc ils ont pas mal de points communs. 

[00:18:08.670] - Pierre Mong LIM

C'est Juliette Picquier qui avait lu une présentation de "Pluie", et cela avait piqué son intérêt. Et me sachant très intéressé par la littérature sinophone de Malaisie, elle m'a proposé de le lire. Moi ça m'intéressait beaucoup. Ce n'est pas un auteur qui est très facile : il a beaucoup écrit, mais c'est souvent très décousu. "Pluie" est très décousu. Mais disons qu'il y avait quand même un fil narratif : pour une première publication de cet auteur, c'était à mon avis le meilleur choix. Même s'il est très déroutant, c'est encore le moins déroutant. Et je l'ai fait avec enthousiasme. Il y avait une espèce de rencontre des intérêts entre l'éditrice et le traducteur. D'ailleurs, pour “La Traversée des sangliers” de Zhang Guixing, Juliette Picquier est venue faire un atelier qui était organisé par le ministère de la Culture taïwanaise à Taiwan. Et j'étais aussi à Taiwan à ce moment-là et tout le monde parlait de ce roman, parce qu'il a eu des prix, il a été très remarqué. Donc Juliette Picquier m'a dit : "j'ai entendu parler de ce roman, ça a l'air magnifique". Et j'ai dit oui effectivement, il faut traduire ce roman ! Oui, c'est une rencontre des intérêts. C'est une coïncidence des intérêts de l'éditrice et du traducteur. 

[00:19:19.200] - François-Xavier ROBERT
J'ai dit, qu'ils avaient des points communs, ces deux romans. Notamment un point commun important à mon avis, c'est le réalisme magique. C'est quelque chose qu'on identifie plutôt à l'Amérique latine, le réalisme magique. Pourquoi, à votre avis, les auteurs l'utilisent avec beaucoup de succès ? Est-ce que ça permet de supporter la réalité, une réalité vécue très dure ? 

[00:19:55.510] - Pierre Mong LIM
Pour moi, ça permet aux auteurs de créer un lieu de fiction, de créer leur lieu littéraire. C'est une espèce de liberté totale de l'auteur. Mais effectivement, de toute façon, ce qui est certain c'est qu’eux-mêmes le disent, Zhang Guixing et NG Kim Chew disent que Gabriel García Márquez a eu une influence très forte sur leur imaginaire littéraire. C'est le moment du boom.  Je ne sais plus de quand date la traduction en chinois de "100 ans de solitude", mais il le cite tous. Donc c'est une évidence qu'ils l'ont lu et qu'il y a une référence inconsciente voire consciente. La pluie, cela fait clairement référence à cet épisode de "100 ans de solitude" où il pleut tout le temps. Et en fait moi, comme je le disais, c'est que dans l'histoire de cette littérature sinophone de Malaisie, tout le début est marqué par le réalisme, le réalisme de la Chine continentale, où on essaie de décrire la société. Et c'est ce réalisme socialiste qui est copié dans les territoires de la Malaisie.

[00:20:51.850] - Pierre Mong LIM
Et après, cette génération, dans les années 25-30, une génération d'auteurs sinophones de Malaisie qui sont nés là-bas et qui se disent : il faut décrire notre réalité. Qu'est-ce que c'est que la réalité de cette communauté chinoise de Malaisie ? Ils ont recours au réalisme. On décrit la plantation des hévéas, le tireur de pousse-pousse... Derrière, il y a toujours un peu un projet, celui du réalisme socialiste, quelque chose qui sert à édifier une tradition, pour édifier une communauté. Alors, c'est une interprétation, mais il me semble que le réalisme magique, c'est un outil pour Zhang Guixing et NG Kim Chew, des auteurs doublement diasporiques, parce que leurs parents, leurs grands-parents sont partis de Chine pour arriver en Malaisie, eux-mêmes sont partis de Malaisie pour aller à Taïwan, donc une espèce comme ça de double mouvement.


[00:21:45.070] - François-Xavier ROBERT
Zhang Guixing et NG Kim Chew sont partis à Taïwan parce qu'ils étaient mal vu là-bas, en Malaisie, après l'indépendance ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Il y a eu un rejet des communautés chinoises ?

[00:21:58.960] - Pierre Mong LIM
C'est compliqué. C'est qu'en 1948, il y a eu une insurrection communiste en Malaisie, mais qui était constituée à 90 % de sino-malais. Ce mouvement politique menaçant communiste a été associé à la communauté chinoise. En plus, en 1949, la Chine devient communiste. Donc en fait, la Malaisie postcoloniale a lutté contre l'insurrection communiste avec l'impression qu'elle luttait contre sa minorité, contre sa communauté chinoise, et le gouvernement de Malaisie a eu le soutien des Britanniques. Il y a eu finalement une guerre civile en Malaisie. Dans les années 60, il y a eu une politique d'ostracisation de la communauté chinoise. Donc c'est dans ce contexte-là que les premiers auteurs sinophones de Malaisie sont partis à Taïwan. Et de l'autre côté, il y avait cette politique nationaliste à Taïwan, qui visait à faire revenir les compatriotes "à la maison". Enfin, toute une génération d'auteurs sino-malais sont allés à Taïwan en ayant l'impression qu'ils rentraient en Chine.


[00:23:18.850] - François-Xavier ROBERT
Je vous pose la question, même si ce n'est pas le sujet des deux ouvrages, enfin ce n'est pas le sujet de fond. Mais c'est intéressant de connaître le parcours de ces deux auteurs, nés en Malaisie et vivant à Taïwan aujourd'hui.

[00:23:35.110] - Pierre Mong LIM
Je pense que dans "Pluie", l'arrière-plan est nourri de ça en fait, de cette histoire-là. C'est sans doute moins vrai chez Zhang Guixing. Et voilà pour revenir au réalisme magique, il me semble que leur réalisme magique, c'est la réinvention de cette terre., de cette terre natale, mais qui est complètement fictive, littéraire : en même temps, de pouvoir parler de la plantation d'hévéas, donc quelque chose de très réaliste, puis d'intégrer les croyances dans le génie du sol, dans les êtres fantastiques... Ce sentiment de terre réelle où ils ont vécu et où le réalisme leur permet de créer une fiction. On ne peut pas parler d'utopie, mais d'un "autre lieu".

[00:24:16.240] - François-Xavier ROBERT
Et c'est étonnant, parce que j'ai lu en premier "La Traversée des Sangliers" qui est un roman un peu monstre, hors norme. Il fait plus 600 pages. Il m'a hanté. Oui, j'en ai rêvé. J'ai fait des cauchemars parce que c'est vrai qu'il y a beaucoup de violence. La nature est dure. Les Japonais, n'en parlons pas ! On les appelle les monstres dans "La Traversée des sangliers". Et dans "Pluie", on les appelle les diables.


[00:25:03.140] - Pierre Mong LIM
Oui, en fait, c'est un petit mot en chinois. C'est ce registre du monstrueux, du fantomatique. Il fallait trouver quelque chose qui sonnait à l'oreille et qui qui rendait cette monstruosité. Finalement, les monstres en français, on peut en parler. Ce sont des monstres : ça veut bien dire, ce que ça veut dire. ! Je crois que j'ai même traduit par "les Japs" parce qu'il y a quelque chose de raciste quand même dans l'expression. Donc voilà, c'est tout ce registre-là.

[00:25:52.240] - François-Xavier ROBERT
Je rappelle que les Japonais ont voulu se constituer un empire en Asie. Dans la plupart des cas, ils se sont montrés très violents. La Traversée des sangliers se passe pendant la Seconde Guerre Mondiale. Les Japonais débarquent dans ce coin un peu perdu de Malaisie. Et ils ne sont pas tendres du tout, avec la communauté chinoise notamment.

[00:26:24.320] - Pierre Mong LIM
Oui dans "Pluie" également, l'auteur montre que l'occupant japonais a essayé de diviser les communautés en privilégiant les Malais et en ostracisant les Chinois, ce qui est historiquement vrai. Mais ce qui est vrai aussi, c'est que dans les années 30, le Japon entre en guerre contre la Chine, mais il n'entre pas en guerre contre la Malaisie. Pas encore en tout cas. Ce qui s'est passé, c'est qu'il y a un nationalisme à distance de la part des communautés chinoises qui sont le fruit de cette histoire-là. Ces communautés chinoises d'outre-mer prennent parti dans cette guerre qui quelque part est loin d'eux, qui concerne le Japon et la Chine. Les communautés diasporiques s'identifient à la Chine, prennent part à cette guerre. Quand les Japonais arrivent en Malaisie, il y a une idéologie raciale bien sûr, mais si la communauté chinoise leur paraît être en guerre contre eux, c'est aussi parce qu'elle a déjà pris parti dans une guerre à distance. Et il est vrai que ce point n'apparaît pas clairement chez les auteurs sino-malais. Oui, il y a un tropisme nationaliste. Il ne faut pas s'y tromper. Dans les années 30, cette littérature sinophone de Malaisie, en fait, est une littérature de guerre. C'est de la littérature de front où il faut décrire la guerre qui se passe en Chine. Donc c'est frappant que ces auteurs-là, 50, 60 ans après, reprennent quand même cette histoire. C'est assez intéressant.

[00:27:51.340] - François-Xavier ROBERT
Il y a les Japonais, mais il y a aussi les sangliers ! On a parfois l'impression que les hardes de sanglier qui déboulent dans les villages et qui détruisent tout sur leur passage sont un peu comme cette armée japonaise. Il y a une sorte de parallélisme ? 


[00:29:04.780] - Pierre Mong LIM
Je suis d'accord, il y a bien un parallélisme évident entre la bestialité, la violence de l'occupant et la cruauté des animaux. Mais, en même temps, je me demande à quel point il n'y a pas une vision très désabusée de l'auteur sur l'être humain et sur l'activité humaine. En fait, ces villageois massacrent en nombre des sangliers. Les sangliers n'attaquent pas d'emblée les villageois, ce sont les villageois qui occupent leurs terres et qui en chassent les sangliers. Les premiers occupants convoquent des chasseurs pour détruire les sangliers. Et il y a une espèce de massacre de sangliers. On peut donc le lire dans le sens inverse : c'est un occupant qui en chasse un autre. L'être humain est toujours en train d'occuper un territoire qu'il s'approprie et fait comme s'il n'y avait personne d'autre avant lui. Effectivement, il y a des villageois qui chassent les sangliers, qui les massacrent, qui les mangent, qui les maltraitent et qui sont eux-mêmes par la suite chassés par des occupants qui se montrent tout aussi bestiaux. On assiste à une spirale de violence où la nature est un peu indifférente à ce qui se passe. 


[00:30:36.400] - François-Xavier ROBERT
Il y a un point commun aux 3 livres, c'est : "Le voyage en Occident", le grand classique chinois de Wu Chengen. Le livre "Pékin 2005" a reçu un prix littéraire qui s'appelle Wu Chengen, mais surtout dans "Pluie" et dans "La traversée des sangliers", Le voyage en Occident joue un rôle important. Ce sont les enfants qui rejouent certaines scènes de ce classique de la littérature chinoise et malheureusement, comme c'est interprété ensuite par les Japonais comme un acte de rébellion contre l'occupant, ce qui n'était qu'une pièce de théâtre va devenir un élément de tragédie dans la vie même de ces enfants. Pourquoi ce livre est si important qu'on le retrouve comme ça un peu partout ? Est-ce que vous pouvez nous en parler ?

[00:32:04.370] - Pierre Mong LIM
C'est un des quatre grands romans classiques de la littérature chinoise. Ces auteurs chinois sont nourris par le "grand roman". En fait, qu'est-ce que le grand roman ? C'est ce que je disais sur la littérature moderne, la création de la littérature vernaculaire, d'une culture : c'est dans ce contexte que "Le voyage en Occident" mais aussi "Au bord de l'eau" ont été relus à partir notamment de 1919, comme des grands romans de langue vernaculaire. Ce n'était pas la langue chinoise classique des lettrés, ce n’était pas les classiques confucéens dans une langue vieillie. Ça, c'était la culture populaire, la littérature populaire. Il y a eu un mouvement dans la littérature moderne, de trouver des sources anciennes, une espèce de légitimité dans une littérature ancienne qui serait écrite dans une langue populaire qui serait la langue du peuple.


[00:33:39.630] - François-Xavier ROBERT
Les noms et surtout les surnoms dans "La traversée des sangliers" sont très savoureux, on s'y perd un peu mais ce n’est pas grave. Finalement, on se perd beaucoup dans ce roman. Mais il faut accepter. Accepter de se perdre. C'est pas du tout important de ne pas retenir qui est qui, ni où je vais. Le roman et l'écriture restent fluides même au milieu de quelque chose de très touffu, avec beaucoup de détails, beaucoup d'histoires, beaucoup de drames, beaucoup de tout ce qu'on veut. On se laisse porter. Un peu comme quand on lit des grands romans russes avec des noms compliqués !

 [00:34:30.340] - Pierre Mong LIM
Et c'est pareil pour le traducteur ! C'est dire : "Oulala mais comment je vais faire pour traduire, moi ?". J'ai fait des arbres généalogiques parce que sinon je ne m'y retrouvais pas. Mais finalement, tout se met en place au cours du récit. Par exemple avec le personnage Tortue molle, au début, on ne l'identifie pas forcément. Et puis, au fil de l'histoire, les péripéties individuelles marquent tellement le personnage que son rôle se retrouve puissamment souligné. C'est une des forces justement de ce roman de créer une sorte de mosaïque. C'est tellement foisonnant au début. Et en fait la mosaïque à la fin dessine une image totale où l'on arrive bien à identifier tel ou tel personnage.

 [00:35:40.670] - François-Xavier ROBERT
Ce n'est pas l'impression qu'on a peut-être de manière superficielle, mais quand on va jusqu'au bout, on voit bien que tout ça se tient.

 [00:35:52.980] - Pierre Mong LIM
Contrairement à "Pluie". Dans "Pluie", on est perdus. Il y a ce fil qui est complètement cassé. La narration est complètement éclatée. Et ça, c'est voulu.

 [00:36:16.590] - François-Xavier ROBERT
Vous avez parlé en début de rencontre de la Guerre de l'opium. Et là vous venez juste d'évoquer le personnage de Tortue Molle qui est un opiomane complet, dépendant. J'avais trouvé une formule pour présenter "La traversée des sangliers", c'est une "écriture sous opium". Comme certains auteurs américains notamment ont pu faire différentes expériences d'écriture sous différentes drogues... Est-ce que vous pensez que ça a pu jouer dans l'écriture de l'auteur ? Les personnages hallucinent. Donc il nous décrit des trucs pas possibles.

 [00:37:04.470] - Pierre Mong LIM
Je pense que c'est très habile de la part de l'auteur dans l'amorce du réalisme magique dont on a déjà parlé. Ce que je trouve très fort chez lui, c'est par exemple, quand Tortue Molle rentre chez lui et qu'il rencontre une apparition qui est un fantôme qui se transforme en serpent, qui l'attend devant son échoppe...A ce moment-là, effectivement, il a consommé je ne sais pas combien de boulettes d'opium. Et donc ce qui est très fort à plusieurs moments du roman, c'est d'utiliser cette réalité historique de la consommation de l'opium, de la mettre dans le roman pour créer une sorte de pivot qui va faire passer la réalité vécue par son personnage dans le moment de la magie. En fait, c'est l'hallucination vécue à ce moment-là qui permet d'intégrer les croyances populaires dans les fantômes, dans les têtes volantes, dans les apparitions... Et donc c'est pareil quand les enfants sortent de chez la sorcière Mapopo où elle leur fait consommer plus ou moins de l'opium dilué : à chaque fois qu'ils sortent de ce lieu, ils voient la tête volante, etc. Donc ils perçoivent une magie qui les entoure, qu'ils vivent mais à partir d'un élément réel qui serait la consommation d'opium. C'est cet élément qu'il a intégré, qu'il a utilisé comme un ressort narratif pour construire ce monde en même temps réel et magique. Et c'est un tour habile de sa part.

[00:39:02.490] - François-Xavier ROBERT
Il y a beaucoup de scènes où on coupe des têtes, où s'exercent différentes tortures...J'avais trouvé une autre formule pour parler du livre "La Traversée des sangliers" : je m'étais dit c'est une sorte d'Iliade tropicale. Parce que c'est vrai que dans l'Iliade, il y a aussi de la violence sans arrêt. Là on utilise plutôt des lances, on transperce les corps avec des lances, avec des flèches, etc. Et je trouve que cela donne un côté presque irréel à la violence. Et un peu mythique, si j'ose dire. 

 [00:39:54.360] - Pierre Mong LIM
Il y a deux choses. Il y a effectivement une très grande violence dans les épopées, mais il n'y a pas la cruauté et le sadisme. Et je pense que ce qui peut rebuter les lecteurs : c'est la perversité et le sadisme. Ce n'est pas tant la description très crue parfois de l'acte violent, de la tête qui saute, du sang...qui dérange mais toute la violence morale mise en œuvre. Par exemple quand les Japonais font manger des escargots aux pauvres frères un peu débiles...Ça, c'est choquant. Ce qui est très violent : c'est le sadisme. Le sadisme qui est le plus repoussant. Et l'autre chose, il me semble effectivement dans la représentation de la violence est de se demander comment la représenter. Est-ce qu'il n'y a pas un moment où il y a une limite, où l'acte violent est tellement impensable, inimaginable...qu'on ne sait pas comment on pourrait le représenter au niveau littéraire ? Alors, il y a deux choix qui s'expriment chez nos deux auteurs et qui sont bien distincts. Je ne sais pas si vous vous souvenez dans "Pluie" : en fait, il choisit de citer des témoignages. Il sort de la fiction. Comme s'il y avait une limite. Au lieu de décrire effectivement des scènes affreuses, il met le témoignage de tel ou tel auteur.

[00:41:15.690] - François-Xavier ROBERT
Il fait référence à une recherche historique. 

 [00:41:19.140] - Pierre Mong LIM
C'est ça, c'est ça. Comme si finalement, il y a un moment où la littérature est impuissante devant vous pour décrire ça. Et l'autre option, c'est dans la surenchère, c'est-à-dire pour essayer de toucher le point qui va effectivement évoquer la violence, qui va nous la faire sentir. Il faut en rajouter, être dans la surenchère, toujours plus fort.

[00:41:54.550] - François-Xavier ROBERT
D'un côté, une mise à distance; et dans l'autre, on plonge tête baissée !

 [00:41:59.520] - Pierre Mong LIM
C'est ça ! Jusqu'où on peut aller pour toucher le fond.

[00:42:11.880] - François-Xavier ROBERT
Il y a un autre personnage aussi, c'est la nature. C'est ce que j'ai trouvé dans les deux et surtout peut être dans "La traversée des sangliers". C'est finalement l'homme qui est remis à sa place par les auteurs.

[00:42:25.650] - Pierre Mong LIM
Oui, c'est très fort dans ce qu'on appelle une écopoétique. En fait, on a l'impression que le personnage principal, ou en tout cas l'un des personnages principaux, c'est la jungle, la jungle de Bornéo. L'auteur lui invente même une langue puisqu'il y a toutes ces onomatopées de bruits d'oiseaux ou de froissements de feuilles, de cris de singes, de cris de sangliers...

[00:42:44.790] - François-Xavier ROBERT
Le cri du grand Coucal, aussi ?

[00:42:51.930] - Pierre Mong LIM
Oui, le grand Coucal. Heureusement, je suis tombé sur une interview de l'auteur qui expliquait ce qu'était le grand Coucal. En fait, c'est la "grande pie étrangère" en chinois. Donc il y avait toute une recherche lexicographique sur la faune et la flore parce que c'était très précis. Donc le grand Coucal a un cri. Et l'auteur essaie de donner une langue à la nature tout entière. 

[00:43:25.230] - François-Xavier ROBERT
Ce qui m'a marqué aussi dans la "Traversée des sangliers", c'est que cette nature est belle : Il y a tout le temps de très beaux couchers de soleil ou des aubes magnifiques. Les humains s'entretuent au milieu de tout ça. Mais finalement, la nature, elle, elle est là, dans toute sa majesté.

[00:43:43.860] - Pierre Mong LIM
Il y a une indifférence de la nature à ce qui se passe : cette scène horrible où il y a une exécution qui est en train d'être perpétrée et il y a deux sangliers qui s'accouplent dans une boutique. La vie animale continue. 

[00:44:57.960] - François-Xavier ROBERT
Ma dernière question sera : est-ce que vous travaillez sur un nouveau projet ?

 [00:45:09.600] - Pierre Mong LIM
Il y en a deux qui sont en cours et qui sont très différents.