Le Jardin - podcast littéraire
Entrez dans la peau des autrices et des auteurs avec ce podcast littéraire et culturel.
Qu'est-ce qui motive une écrivaine ou un écrivain ? D'où leur vient cette force d'écrire ?
C’est quoi écrire un livre, un roman : on fait comment ? Comment se crée un style ? Quel est la journée de travail type d'un auteur ? D’où viennent les idées ?
S’il te plaît… dessine-moi un écrivain !
Ici, il s’agit de sortir du mythe du génie créateur, du démiurge pris de soudaines crises d’inspiration, pour s’intéresser aux savoirs et savoir-faire de l’honnête artisan. De la femme ou de l'homme à sa table de travail, à son bureau, qui écrit à la main ou sur son ordinateur, dans un calepin ou sur son téléphone...
Artisan au sens le plus noble du terme :
“Nous considérons l'artisanat comme une des formes exemplaires de l'activité humaine.” - Simone de Beauvoir (1908-1986), La Force de l'âge, Gallimard.
“À l'œuvre, on connaît l'artisan.” - Jean de la Fontaine (1621-1695), Fables - le Frelon et les Mouches à miel.
Partons ensemble à la rencontre des autrices et des auteurs, des poètes, des essayistes, des gens de plume, des gens de lettres, des romanciers.
Jonathan Coe, Nicole Dennis-Benn, Aurélien Bellanger, Ryoko Sekiguchi, Romain Slocombe, Catherine Cusset, Philippe Grimbert, Hajar Azell, Akira Mizubayashi...ces autrices et auteurs ont déjà partagé leur passion de l’écriture avec vous dans le podcast littéraire “Le Jardin”, lancé en avril 2021. Ce podcast se classe aujourd’hui dans le top cinq des podcasts natifs francophones dédiés à la littérature et aux livres.
“Dis-moi, rose, d'où vient qu'en toi-même enclose, ta lente essence impose à cet espace en prose tous ces transports aériens ?” - Rainer Maria Rilke (1875-1926), Les roses.
Si vous aussi vous êtes animé par la passion d’écrire et de lire, amoureux de la littérature et de l’écriture, ce podcast est fait pour vous.
Bonne écoute !
Le Jardin - podcast littéraire
Prix littéraire François Sommer 2023 : entretiens avec Sybille GRIMBERT, lauréate du prix avec son roman “Le dernier des siens” ; et avec Vanessa MANCERON pour le livre “Les veilleurs du vivant”
“Quand le dernier d'une espèce disparaît, vous ne retrouverez rien, nulle part, qui vous rappellera cet être-là. C'est fini. C'est une mort, doublée d'une mort.”
Sybille GRIMBERT, autrice de “Le dernier des siens” (extrait de l’entretien)
Le vendredi 20 janvier 2023 avait lieu la remise du Prix littéraire François Sommer 2023, dans les salons de l’Hôtel de Guénégaud à Paris. Il s’agit du siège de la fondation François Sommer et du Musée de la Chasse et de la Nature.
Ce prix qui existe depuis plus de quarante ans met en lumière des livres, des essais aussi bien que des romans, qui abordent le thème de la nature.
Les jurés, cette année, ont dû se pencher sur huit livres, issus d’une sélection effectuée à partir d’un ensemble de pas moins de quatre-vingt nouveautés littéraires.
Partons à la rencontre du livre lauréat et de son autrice, ainsi que des autres livres de la sélection.
LE LIVRE LAURÉAT en 2023
SYBILLE GRIMBERT Le dernier des siens, roman paru aux éditions Anne Carrière
LES 7 AUTRES AUTEURS FINALISTES
- FAHIM AMIR Révoltes animales (Divergences)
- GABRIELLE CHITEAU-FILBA Sauvagines (Stock)
- MARIELLE MACÉ Une pluie d’oiseaux (Corti)
- VANESSA MANCERON Les veilleurs du vivant - Avec les naturalistes amateurs (Les Empêcheurs de penser en rond)
- RAPHAËL MATHEVET et ROMÉO BONDON Sangliers - Géographies d’un animal politique (Actes Sud)
- KARINE MIERMONT Vies de forêt (L’Atelier contemporain)
- FANNY TAILLANDIER Delta (Le Pommier)
AUTRES INTERVENANTS DANS LE PODCAST
- Vanessa Manceron - autrice de “Les veilleurs du vivant”
- Xavier Pattier - Président du Jury du Prix François Sommer
- Alban de Loisy - Directeur Général de la Fondation François Sommer
- Monsieur de Loisy a lu un texte de Henri de Castries - Président de la Fondation François Sommer
- Dorian Jude, libraire du musée de la Chasse et de la Nature
- Emma-Louise Lavigne et Adrien Desingue, étudiants du Master Gouvernance de la transition écologie et sociétés (AgroParisTech/Paris Saclay)
“Et cela m'a transformée aussi dans la mesure où aujourd'hui, je ne peux plus passer devant une petite plante qui pousse au bord d'un trottoir sans la regarder de près et m'interroger sur qui elle est, d'où elle vient, la regarder de près, regarder la texture de ses feuilles et donc rentrer dans le détail aussi. C'est une autre expérience du monde végétal et animal. C'est un mode d'attention qui fait surgir de la nouveauté et de l'étonnement, de l'émerveillement aussi, et qui permet de faire exister ces êtres qui, sans cela, sont invisibles et à côté desquels on passe sans même y faire attention.”
Vanessa MANCERON (extrait de l’entretien)
À LA TECHNIQUE
Conception et interview : François-Xavier ROBERT
Musique d’intro : "Mélodie hongroise" de Franz SCHUBERT, guitare classique et guzheng en intro ; arrangement électro en conclusion
Courte citation musicale : Flow de https://pixabay.com/
Bruitages et sons divers : pingouins qui braient ; oiseaux des jardins anglais
Contact
- Envoyez un e-mail à : fxrparis@gmail.com
- Page Facebook : https://www.facebook.com/LeJardinPodcast
Merci d'écouter le podcast littéraire Le Jardin !
[00:00:43.940] - Xavier Pattier
Le jury, finalement, est tombé sous le charme d'un roman. C'est intéressant parce que ces dernières années, on a couronné plutôt des essais. Cette année, c'est un roman. Le dernier des siens de Sybille Grimbert. Que vous voulez Sybille ? Voilà.
[00:01:03.660] - François-Xavier ROBERT
Bonjour Sybille Grimbert.
[00:01:05.540] - François-Xavier ROBERT
Nous sommes actuellement à l'hôtel de Guénégaud rue des Archives à Paris. C'est le musée de la Chasse et de la Nature. C'est le mot "nature" qui nous intéresse plus ce soir, puisque vous venez d'être couronnée lauréate du Prix François Sommer 2023, qui, depuis 43 ans, j'ai été étonné par le nombre d'années d'existence de ce prix, couronne justement des ouvrages qui abordent le thème de la nature. Le vôtre est assez particulier puisque c'est un roman paru chez Anne Carrière qui s'appelle "Le dernier des siens". Je vais vous laisser nous en parler, s'il vous plaît.
[00:01:37.260] - Sybille Grimbert
C'est l'histoire d'un homme qui rencontre un grand pingouin. Le grand pingouin a disparu. C'est tout à fait documenté et connu : il a disparu en 1848, définitivement, de la surface de la Terre. Cet homme rencontre quelques années avant, lors d'un massacre sur une île où, effectivement, ont disparu les deux derniers, je crois, et sauve tout d'un coup, un jeune grand pingouin. Il le garde, d'abord en pensant qu'il va l'étudier, le dessiner, peut-être l'envoyer au Muséum d'histoire naturelle de Lille pour lequel il travaille. Et puis, finalement, va se tisser au fil du livre une profonde amitié. Oui, c'est le mot que j'emploie. Je ne sais pas comment dire. De l'amour, si vous voulez. Entre lui et cet animal sauvage. Et ils vont vivre ensemble pendant 15 ans, ce qui n'empêchera pas cet homme qui s'appelle Gus d'avoir une famille, une femme, des enfants, de continuer à mener sa carrière de zoologiste. Mais petit à petit, il va se rendre compte, il va comprendre à une époque où Darwin n'a pas encore publié, donc il ne connaît rien de l'évolution, il ne connaît rien de la compétition des espèces et des individus, il va commencer à comprendre qu'en fait, cet animal qu'il a appelé Prosp et qu'il aime énormément est le dernier des siens.
[00:03:09.170] - Sybille Grimbert
Et de fait, c'est vrai, c'est le dernier grand pingouin de son espèce. Et à ce moment-là, il y a une sorte de vertige qui arrive. Qu'est-ce que c'est que d'aimer un animal qui... Un être qui va disparaître. Il n'y en aura plus jamais des comme lui.
[00:03:26.440] - François-Xavier ROBERT
Il est sous sa protection.
[00:03:28.200] - Sybille Grimbert
Oui, oui, bien sûr, mais de toute façon, il disparaîtra, même s'il meurt dans son lit, le grand pingouin, de toute façon, il va mourir. Et donc, il n'y aura plus jamais sur terre cette forme-là, ce bec-là, cette relation-là. Je trouvais ça complètement vertigineux. Quand on perd quelqu'un, nous, humains, ou quand on perd un chien, c'est extrêmement triste. Il n'est pas question d'en diminuer le chagrin. Mais on peut retrouver dans la vie, peut-être pas le même amour, mais on retrouve dans d'autres êtres vivants quelque chose de la personne qu'on a aimée. Un goût, une intonation de voix, la douceur d'un poil, un geste. Quand le dernier d'une espèce disparaît, vous ne retrouverez rien, nulle part, qui vous rappellera cet être-là. C'est fini. C'est une mort, doublé d'une mort. C'était un peu ça. C'est ça, si vous voulez l'idée.
[00:04:31.140] - François-Xavier ROBERT
C'est ce vertige qui vous a donné envie de vous saisir de ce sujet ?
[00:04:35.390] - Sybille Grimbert
Oui, ce sont plusieurs choses, mais c'est entre autres ce vertige-là. Et ensuite, c'est qu'aussi, petit à petit, les animaux avaient fini par beaucoup m'intéresser. À quoi pense un animal quand je crois qu'il fait ceci ou cela, qu'il fait ses griffes sur le tapis ? Est-ce qu'il veut m'embêter en abîmant mon tapis ? Je ne sais pas. Je connais la réponse, là, c'est trop simple, mais si vous voulez. Ou est-ce qu'il veut juste faire ses griffes parce que c'est agréable ? Voilà, tout ce genre de choses. À quoi pensent les animaux quand ils dorment ? À quoi rêvent-ils ?
[00:05:16.850] - François-Xavier ROBERT
Psychanalyse des animaux.
[00:05:19.310] - Sybille Grimbert
Oui, je n'irai pas jusque-là, mais interrogation sur une altérité au carré.
[00:05:27.500] - François-Xavier ROBERT
Ça donne vraiment très envie de lire le livre. Je vais vous libérer tout de suite parce que je sais que vous êtes très demandée ce soir.
[00:05:33.820] - François-Xavier ROBERT
Vous avez parlé de la relation avec votre éditeur. Parce que dans le podcast, je creuse beaucoup la question de la méthode de l'écrivain, d'où viennent les idées, etc. Parce que c'est vrai que ce sont des choses dont on ne parle pas forcément d'habitude. La relation avec l'éditeur, vous avez dit être très proche d'elle. C'est une éditrice ?
[00:05:53.780] - Sybille Grimbert
Non, un éditeur. C'est une femme qui a lu parce qu'il est malade : Stéphane Carrière. Écoutez, il se trouve que oui, Stéphane est devenu un ami. Il se trouve que comme je suis éditrice par ailleurs et que j'ai une maison d'édition qui s'appelle Plein Jour, on travaille ensemble, mais ça n'a rien à voir. L'éditeur, je le dis en tant qu’éditrice et en tant qu'auteur, l'éditeur, c'est un partenaire, vraiment. Je m'en rends compte aussi en tant qu'éditrice, d'ailleurs. C'est quelqu'un dont une parole peut vous donner de l'énergie ; et j'imagine une parole peut vous saper le moral. Heureusement, j'espère ne pas le faire avec mes auteurs. Je crois ne pas le faire et Stéphane ne me l'a pas fait. Donc vous voyez, c'est un lien privilégié. C'est quand même un des premiers lecteurs. Moi, je fais lire mes pages, je veux dire, petit bout par petit bout, à la personne avec qui je vis et je fais lire aussi à Stéphane. Je lui épargne le côté "petit bout par petit bout". Je fais des paquets un petit peu plus gros, mais pas non plus colossaux. Et c'est ce qui vous donne de l'énergie.
[00:07:19.140] - Sybille Grimbert
C'est un regard tiers, mais c'est un regard tiers, amical et par obligation. Et par obligation, et parce que vous avez confiance en lui. Sinon, ce n'est pas un bon éditeur pour vous en tout cas. C'est aussi quelqu'un qui peut vous dire « Non, là, ça ne va pas ». Mon compagnon aussi. Mais vous voyez, c'est donc un avis particulièrement important, parce que c'est un avis qui, par définition, est sincère, si le lien est bon. Et il se trouve que moi, le lien est bon avec Stéphane.
[00:07:53.440] - François-Xavier ROBERT
Je vous remercie beaucoup. Je rappelle à nos auditeurs que le livre s'appelle "Le dernier des Siens". Les éditions, c'est Anne Carrière. Et je vous souhaite une bonne soirée.
[00:08:02.570] - Sybille Grimbert
Je vous remercie.
[00:08:03.730] - Alban de Loisy
Tous ces livres nous proposent de mieux cohabiter avec le vivant, tracent une nouvelle frontière entre l'humanité et l'animalité. Sachons prendre la mesure de ce que ces auteurs nous dévoilent, que ce soit par leur imprégnation du terrain ou le déploiement de leur imaginaire, car ils sont des sentinelles aux avant-postes, des voies indispensables pour nous pousser à agir. Pour cela, nous les remercions.
[00:08:37.670] - Sybille Grimbert
J'ai écrit un livre en pensant à deux choses, quand j'ai commencé. J'étais fascinée par l'idée d'un dernier d'une espèce, du dernier individu d'une espèce. Ça me paraissait totalement vertigineux et j'avais commencé depuis quelques années à m'intéresser aux animaux à travers d'ailleurs des lectures, certains livres qui avaient été primés ici. Et c'était uniquement ça qui m'intéressait. Je vous dis ça parce que je crois que c'est une sorte de message d'optimisme sur cette cause que nous partageons tous, très différemment, sur la nature. C'est que je n'étais, et je ne suis toujours pas, une militante. Et au fond, je savais bien que mon sujet recoupait la sixième extinction, mais ce n'était pas central. Ce n'était pas pour ça. Je ne voulais pas témoigner de quelque chose et ce n'était pas pour ça que j'écrivais. Ce que je veux dire par là et qui doit rendre optimiste, et, qui, aussi, est la vertu de ce prix avec ce que vous avez raconté sur les évolutions au fil des années, c'est qu'en fait, ces sujets avaient infusé jusqu'à moi. Jusqu'à moi, comme infusé auprès de plein de gens qui ne sont peut-être pas ici ce soir, que nous ne connaissons pas. Et chacun se l'approprie à sa manière. De ce point de vue-là, je crois que le fait que ce soit moi qui reçoive ce prix, c'est un message d'optimisme. Et je dis ça sachant que je ne suis absolument pas quelqu'un d'optimiste de manière générale. Donc voilà, je voulais vous remercier.
[00:10:08.360] - Emma-Louise Lavigne
C'est que ça m'a fait voir les choses avec un angle différent. Moi, je travaille sur les questions des rapports homme/nature à travers mes études et puis ensuite, à travers un prisme un peu plus militant. Et en fait, là, j'ai eu une histoire incarnée avec de personnages, quelque chose de plus sensible avec des émotions. Et donc, j'ai vraiment eu l'impression d'avoir un troisième angle sur ces questions qui m'occupent à temps plein. J'ai vraiment trouvé que c'était la force de cet ouvrage. Et puis l'autrice, tout à l'heure, a évoqué un peu le vertige de ce que peut être la perte du dernier individu d'une espèce. Et moi, j'ai vraiment ressenti cela dans la deuxième partie du livre, le fait d'avoir du mal à conceptualiser ce que peut représenter la disparition totale d'une espèce. Moi, c'est vraiment ce sentiment-là que j'ai trouvé très intéressant et qui, je pense, peut faire écho aussi : parce que même aujourd'hui, avec tout ce qu'on sait et ce qu'on entend, ça reste quelque chose, je trouve, de difficile à appréhender à l'échelle individuelle. Et du coup, c'est toujours une très belle chose de pouvoir avoir un peu des aides, et que les romans ou la fiction puissent nous accompagner dans ce genre de réflexion.
[00:11:18.370] - François-Xavier ROBERT
Bonjour Vanessa MANCERON. Nous sommes ici pour la remise du prix François Sommer, un prix qui met en avant des livres qui parlent de nature. Le vôtre s'appelle "Les Veilleurs du vivant". Il est paru aux éditions de La Découverte et vous me disiez que le nom de la collection, c'est "Les empêcheurs de penser en rond". C'est un très joli nom de collection. En quoi votre livre empêche-t-il de penser en rond ?
[00:11:42.620] - Vanessa Manceron
C'est une vaste question. Je suis anthropologue de formation et j'ai mené une enquête assez longue en Angleterre, dans la région du Somerset, dans le Sud-Ouest de l'Angleterre. C'est une enquête ethnographique assez fouillée, avec le choix de faire une description assez dense, en suivant sur les chemins de la connaissance des gens qui sont les naturalistes amateurs, qui sont les experts de la connaissance de la nature, mais sur le terrain, des papillons, des oiseaux, des insectes, des plantes...En Angleterre, c'est une grande tradition, la tradition naturaliste très ancienne, elle a 300 ans maintenant. Ces gens qui, au début, en tout cas au XIXᵉ siècle, étaient encore des scientifiques, le paradigme dominant des sciences de la nature sont devenus des amateurs au début du XXᵉ siècle, mais ils sont toujours très nombreux à parcourir la campagne. J'étais assez fascinée par la proximité qu'ils étaient capables d'établir avec les êtres qu'ils observent, continuellement, tout au long de leur vie, en détail. C'est cette foison de détails, de techniques un peu opiniâtres que j'ai observées de près, pour voir surgir l'émerveillement, pour comprendre ce qui les attachait si pleinement et si vivement au vivant, et quel type de relation ça instaurait avec les papillons et avec les plantes.
[00:13:13.160] - François-Xavier ROBERT
Est-ce qu'il retrouve des relations qu'on aurait perdues à un moment de notre existence ?
[00:13:18.400] - Vanessa Manceron
Il est probable que certains d'entre nous l'aient perdue ou ne l'aient jamais eue. C'est une tradition qui est tenace, qui, dans nos pays européens, existe depuis fort longtemps et qui se maintient et qui va même se développant. Ce qui m'a intéressé, c'est qu'il y a beaucoup de discours aujourd'hui sur les modernes comme étant incapables de se relier à la nature, parce que la voyant comme un décor un peu à l'extérieur d'eux-mêmes et à distance, j'ai montré qu'on pouvait être des modernes tout en... C'est à dire au sens où l'entend Philippe Descola : c'est à dire une continuité physique et puis une extériorité du fait de notre statut un peu exceptionnel. Et j'ai rencontré des gens qui sont capables de se relier de manière relativement horizontale, sans pour autant être animistes, sans pour autant être totémistes. Ce sont des modernes et le régime moderne du rapport à la nature permet aussi ce type de relations exceptionnelles. Et c'est ce qui m'a intéressée. Et je crois que c'est dans la description qu'on fait apparaître ces choses-là, sans quoi on reste dans des grandes catégories un peu générales et on ne parvient pas à saisir la complexité d'un monde du point de vue, vu de l'intérieur.
[00:14:31.000] - François-Xavier ROBERT
Et donc, vous disiez que les Britanniques ont vraiment une tradition un peu particulière, parce qu'en France, je crois que le Muséum invite les gens à surveiller un peu les oiseaux. Je ne connais pas très bien la question, mais il me semble avoir vu des campagnes comme ça. C'est particulier en Grande-Bretagne ?
[00:14:49.130] - Vanessa Manceron
Oui, en Angleterre. Il y a beaucoup de naturalistes aussi en France. Ils sont dans des sociétés savantes et ils participent aussi avec le Museum d'histoire naturelle pour recenser l'état de la biodiversité. Parce qu'il faut savoir qu'aujourd'hui, si on sait ce qu'il en est du déclin des espèces, c'est grâce aux naturalistes. Ce sont eux qui en témoignent et ce sont eux aussi qui permettent de rendre visible ces évolutions. C'est quelque chose de fondamental. En Angleterre, je dirais qu'il y a plusieurs motifs qui expliquent un peu l'importance de cette tradition. Il y a le fait qu'il y a une coupure très forte mentale entre ville et campagne, avec beaucoup de citadins qui rêvent de campagne, qui veulent se relier à la campagne et qui pensent que si on n'est pas un peu campagnard, on a une part de soi-même qui est amputée. C'est un motif très fort. Beaucoup rejoignent les campagnes quand ils le peuvent pour s'inscrire dans ce territoire. Et donc, on s'inscrit dans ce territoire quand on est d'origine citadine, par la connaissance, parce qu'on ne possède pas les terres. On peut être un simple promeneur sur des chemins, mais c'est plus intéressant pour s'ancrer dans un territoire, de s'intéresser aux plantes qui y vivent, aux animaux qui y vivent, pour établir une sorte de compagnonnage aussi.
[00:16:06.530] - Vanessa Manceron
Donc, il y a cette relation à la campagne qui est différente, avec beaucoup plus d'entremêlements entre villes et campagnes qu'en France, avec beaucoup d'allers et retours entre villes et campagnes autour de l'existence des gens. Il y a la tradition, l'influence peut être protestante aussi, de réalisation de soi dans les affaires terrestres qui conduit beaucoup de gens à avoir des hobbies, des passions en dehors de la vie professionnelle, en dehors de la vie familiale. Et on s'accomplit de la sorte et les sciences amateurs font partie de ces possibilités-là. Et donc ça, c'est aussi un motif très prégnant. Et puis la tradition empirique anglaise, où il y a moins de surplomb. Kant n'est pas passé par là. Et donc ce sont plus des gens qui vont valoriser une connaissance par l'expérience et par la sensibilité. Et c'est ce qui est intéressant aussi dans cette science, c'est que c'est une science qui permet des relations très intimes entre des émotions esthétiques, par exemple, et des formes de connaissance plus objectivantes, tout ça s'est entremêlé.
[00:17:17.200] - François-Xavier ROBERT
Est-ce que vous diriez qu'au contact de ces veilleurs anglais, votre vision du vivant a changé ? Est-ce qu'ils vous ont ouvert les yeux ?
[00:17:28.400] - Vanessa Manceron
Effectivement, mon travail transforme, enfin, ça m'a transformée. C'est peut-être un véritable terrain, c'est ça, c'est-à-dire qu'on n'en ressort pas indemne. Et le fait d'aller voir des gens qui nous semblent familiers, mais de rentrer vraiment dans leur monde et de le décrire en détail, l'écriture produit un effet qui est celui d'une immersion et celui de déplier aussi leur existence, leur expérience du monde. Et tout d'un coup, ce qui nous semblait familier, tout d'un coup, gagne aussi en étrangeté. Je pense que la description permet ça. Et cela m'a transformée aussi dans la mesure où aujourd'hui, je ne peux plus passer devant une petite plante qui pousse au bord d'un trottoir sans la regarder de près et m'interroger sur qui elle est, d'où elle vient, la regarder de près, regarder la texture de ses feuilles et donc rentrer dans le détail aussi. C'est une autre expérience du monde végétal et animal. C'est un mode d'attention qui fait surgir de la nouveauté et de l'étonnement, de l'émerveillement aussi, et qui permet de faire exister ces êtres qui, sans cela, sont invisibles et à côté desquels on passe sans même y faire attention.
[00:18:45.270] - François-Xavier ROBERT
Je vous remercie beaucoup. Je crois que beaucoup de monde arrive pour la remise du prix, donc on va rejoindre les autres invités. Je rappelle le nom de votre livre, ce sont : "Les Veilleurs du vivant", les éditions de La Découverte.
[00:19:00.420] - Vanessa Manceron
Merci beaucoup.
[00:19:04.080] - Xavier Pattier
C'est un jury où les gens ont une vision très libre et très peu dogmatique, alors que les sujets qu'on aborde sont souvent dominés par une espèce de surmoi moral. Quand on commence à parler d'écologie, on commence à rentrer dans un domaine moral assez redoutable, qu'on soit d'un bord ou d'un autre. Il y a les pros, les antis. Ce jury arrive à parler d'autres choses. On parle de la qualité littéraire des livres, on parle de ce qu'ils apportent, on parle de leur innovation et surtout, on s'est donné une règle, c'est qu'on ne vote pas dans ce jury. On arrive à des consensus, ça a encore été le cas cette année. Un mot sur la production. Il a été dit, on avait 80 livres. Il y a une énorme profusion de livres consacrés aux sujets qui nous concernent. Ça a beaucoup évolué. En thème choisis, et surtout dans la manière de traiter les thèmes. Si on regarde, il y a une trentaine d'années, le prix à 40 ans, mais il y a une trentaine d'années, c’étaient vraiment des livres écrits par des ruraux pour des ruraux. Je me souviens d'un des lauréats qui avait écrit un livre sur la chasse à la palombe. Ce n'était pas du tout une réflexion sur la palombe, la dernière palombe, je ne sais quoi. C'était la technique et ça s'adressait à des chasseurs de palombe. Il y a 15 ans, c’étaient des ruraux qui s'adressaient à des urbains. Je pense aux romans de Fergus. Et maintenant, c'est vraiment des urbains qui s'adressent à d'autres urbains, ce qui est assez logique, parce que nous sommes presque tous devenus des urbains.
[00:20:15.510] - Adrien Desingue
Quatre ! Il y a évidemment ceux qu'on a cités qui étaient ceux de Vanessa Manceron et Sybille Grimbert, mais je commencerai par les deux autres. C'est "Delta" de Madame Taillandier.
[00:20:25.260] - François-Xavier ROBERT
Le delta du Rhône, c'est ça ?
[00:20:26.760] - Adrien Desingue
Oui, tout à fait. J'ai été vraiment emporté par le livre parce qu'il y a beaucoup d'incarnations. On se déplace vraiment à travers les époques, à travers le temps, à travers l'espace que représente le delta du Rhône et nous-mêmes, on est un peu le Rhône qui se déplace, qui se meut dans cette embouchure près de la mer Méditerranée. J'ai trouvé que je visualisais vraiment l'intégralité du delta du Rhône et que j'étais emporté par l'histoire. Le deuxième, c'est "Révolte animale", qui est une analyse marxiste de la condition animale.
[00:20:58.640] - François-Xavier ROBERT
C'est un philosophe qui l'a écrit, c'est ça ?
[00:21:00.790] - François-Xavier ROBERT
C'est ça, c'est un philosophe allemand, si je ne me trompe pas. Comme Karl Marx, il est dans cette droite tradition, bravo à lui. J'ai aimé l'approche qu'il a eue. C'est aussi une lecture assez légère. C'est bien écrit et on est emporté par une forme d'humour aussi de temps en temps. Et de cette lecture marxiste un peu novatrice, une analyse un peu occultée du marxisme, justement, et c'était très intéressant.
[00:21:27.880] - Adrien Desingue
Et pour le livre lauréat de Sybille Grimbert, moi, je rajouterais quelque chose parce que ce qu'a dit déjà Emma-Louise avant, ça reprend aussi une partie de ce que je pense, mais ce que j'ai bien aimé aussi, c'était la vision que Sybille Grimbert a proposée de la science et de l'extractivisme dans lequel se situe la science. C'est à dire qu'on va aller chercher des informations contre tout et même au prix d'aller massacrer et peut être tuer certaines espèces vivantes. Et c'est le cas. Il y a une marchandisation du Grand Pingouin parce qu'on sait que les populations se réduisent et donc les scientifiques vont aller en chercher pour en empailler et les exposer dans les musées. Il y a vraiment cette vision de la science et de la mettre en lumière. Je trouve ça extrêmement intéressant. Gus, c'est un scientifique et il se rend compte lui-même des défauts que peut avoir cette science extractiviste, cette science positiviste qu'on a dans notre monde naturaliste. C'est une science colonialiste. Autant sur les hommes, les humains, les femmes que sur la nature, le vivant. J'ai trouvé que c'était très bien retranscrit.
[00:22:30.660] - Dorian Jude
Le regard sur la nature se politise. En fait, on a dépassé le champ des sciences sociales uniquement adressées aux sciences sociales. Et je trouve qu'aujourd'hui, les écrits qui questionnent la nature, probablement dû à l'époque, probablement dû à la conscientisation générale climatique, etc, mais en tous les cas, il y a un point de vue qui se politise un peu plus sur le vivant et sur l'animal. Je suis très heureux que Sybille Grimbert ait reçu le Prix pour différentes raisons, notamment pour la qualité littéraire de l'ouvrage. Parce que je trouve qu'effectivement, en termes d'écriture et de littérature, c'est quand même un très beau texte. C'est quelque chose qui emporte, c'est quelque chose qui nous amène. On suit ces personnages, on suit ce "trouple", comme disait Xavier Pattier tout à l'heure. C'est vraiment l'idée d'être à trois, d'un ménage à trois. Et il y a même plus, parce qu'à un moment donné, il y a des enfants et jusqu'où l'humain se perd aussi avec cette fascination pour cet animal, pour cet animal qui est un individu à part entière pour lui.
[00:23:35.280] - Dorian Jude
Je suis ravi qu'elle ait reçu le prix. J'avoue que dans la présélection, j'avais aussi d'autres préférés qui ne sont pas forcément des préférés, mais à égalité. Je rejoins mon camarade précédent : le texte marxiste, "Révolte animale", est un texte pour moi que je trouve assez intéressant et assez novateur. Je suis Fanny Taillandier depuis quelques années déjà et j'ai beaucoup apprécié, ne connaissant pas du tout le delta du Rhône, ni la Camargue, j'ai énormément apprécié la manière dont elle le traite dans un texte très court comme ça. Elle va traiter des Celtoligures jusqu'à aujourd'hui, l'histoire territoriale et de l'appropriation des territoires par l'humain. Comment on le colonise ? Comment on se l'approprie ? Comment on le rend à nouveau naturel et sauvage, par la gestion. Beaucoup de textes sont assez riches. J'aurais du mal à ne pas citer tous les textes, parce que c'est une sélection qu'on a faite. Donc voilà, ce serait un peu compliqué. Effectivement, avec des coups de cœur sur certains points, mais voilà, sans faire de langue de bois : huit livres pouvaient avoir leur chance, et même plus, mais on ne pouvait pas donner plus de huit livres à nos membres du jury à partir d'octobre pour délibérer début décembre. C'est compliqué. Donc huit, c'est un bon chiffre !